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Suppression d’une servitude conventionnelle pour perte d’utilité. Mythe ou réalité ?

Publié le 16 Décembre 2025

Arrêt de la Cour de cassation du 15 mai 2025

Par un arrêt du 15 mai 2025 (n° C.24.0335.F), la Cour de cassation a sanctionné le jugement prononcé le 14 mars 2024 par le Tribunal de première instance du Hainaut, division Mons, pour avoir violé l’article 710bis de l’ancien Code civil. La décision dont pourvoi avait confirmé, en degré d’appel, la suppression d’une servitude conventionnelle de passage pour perte de toute utilité, considérant que le motif de création de la servitude litigieuse avait disparu. Cette motivation n’a pas résisté à la censure de la Cour de cassation qui a affirmé, dans l’arrêt ici brièvement commenté, que la suppression d’une servitude ne peut être ordonnée sur pied de l’article 710bis de l’ancien Code civil aussi longtemps que la servitude conserve une utilité pour le fonds dominant, fût-elle sans rapport avec la raison pour laquelle la servitude fut constituée. Par cette précision, la Cour de cassation resserre un peu plus l’étau autour du propriétaire du fonds servant qui a osé s’aventurer sur le terrain miné de l’abolition d’un droit réel par nature perpétuel.

Faits de la cause

Le litige ayant donné lieu à l’arrêt du 15 mai 2025 concernait une servitude conventionnelle de passage dont se prévalait la demanderesse en cassation, en sa qualité de propriétaire du fonds dominant, à l’égard des défendeurs en cassation, propriétaires du fonds servant contigu.

À l’origine, la servitude litigieuse avait été constituée au profit de plusieurs parcelles qui abritaient des maisons mitoyennes. Ces maisons mitoyennes étaient érigées à front de voirie et jouissaient dès lors d’un accès direct à la voie publique. Chaque habitation disposait par ailleurs d’une remise sise en arrière-zone et séparée du volume principal par un espace non bâti. Pour permettre un accès à ces remises sans traverser les maisons d’habitation, une servitude de passage fut constituée, au départ d’une voie publique perpendiculaire, sur le fonds des défendeurs en cassation au profit du fonds de la demanderesse en cassation. Le fonds de la demanderesse en cassation fut par ailleurs lui-même grevé d’une servitude de passage au profit des terrains suivants. Par la suite cependant, il fut décidé de fixer l’assiette du passage en un endroit plus commode pour ses usagers, sauf en ce qu’il concernait les fonds de la demanderesse et des défendeurs en cassation pour lesquels il fut maintenu sur son assiette originelle.


Par exploit du 7 mars 2016, estimant que les défendeurs en cassation perturbaient gravement la jouissance de son droit réel, la demanderesse en cassation les cita devant le juge de paix du second canton de Mons, afin d’obtenir leur condamnation à respecter la servitude litigieuse conformément à l’article 701 de l’ancien Code civil. Les défendeurs en cassation répliquèrent en introduisant une demande reconventionnelle tendant à obtenir, sur pied de l’article 710bis de l’ancien Code civil, la suppression de la servitude de passage litigieuse pour perte de toute utilité.

Tant le magistrat cantonal que le tribunal civil, en degré d’appel, ont accueilli cette demande reconventionnelle et, partant, ordonné la suppression de la servitude de passage dont se prévalait la demanderesse en cassation. Après avoir rappelé que l’utilité visée à l’article 710bis doit s’entendre largement et être appréhendée tant sous un angle économique que sous celui du pur agrément et il est tenu compte de l’utilité tant actuelle que future, et même seulement potentielle, le Tribunal de première instance du Hainaut, division Mons, a tout d’abord considéré que les raisons invoquées par la demanderesse pour justifier du maintien de son droit réel étaient totalement étrangères à la finalité de la servitude telle qu’elle avait été originairement constituée. Il a ensuite estimé que le motif de création de la servitude litigieuse avait disparu et qu’elle n’avait plus de raison d’être légitime compte tenu de la suppression de la servitude globale de passage dont elle faisait partie.

Cette motivation n’a pas plu à la Cour de cassation.

Utilité de la servitude vs finalité de la servitude

AUX ORIGINES DE L’ARTICLE 710BIS DE L’ANCIEN CODE CIVIL

L’article 710bis a été inséré dans l’ancien Code civil par une loi du 22 février 1983 afin d’offrir au juge la possibilité d’ordonner, à la demande du propriétaire du fonds servant, la suppression d’une servitude du fait de l’homme lorsqu’elle a perdu toute utilité pour le fonds dominant1. Cette faculté a été consacrée par le législateur afin de contrebalancer le caractère perpétuel des servitudes.

La suppression judiciaire ne peut toutefois être prononcée que si la servitude concernée a perdu toute utilité pour le fonds dominant. L’utilité est définie comme le profit, l’avantage que l’on retire de l’usage de quelque chose2 ou encore comme le fait de servir à quelque chose3. Elle se distingue de la notion de finalité qui, elle, se définit comme le caractère de ce qui est subordonné à une fin, tend à un but4.

La notion d’utilité, au centre de l’article 710bis de l’ancien Code civil, a d’emblée été interprétée de manière (extrêmement) large par la jurisprudence, restreignant par voie de conséquence les chances de succès d’une action fondée sur cette disposition. Il est ainsi unanimement admis que l’utilité visée par cette norme ne consiste pas uniquement dans l’utilité actuelle de la servitude mais également dans l’utilité future ou potentielle, appréhendée tant sous un angle économique que sous celui du pur agrément. Cette interprétation est conforme à la volonté du législateur révélée par les travaux préparatoires de l’article 710bis de l’ancien Code civil. Il résulte de cette interprétation extensive de la notion d’utilité qu’en présence d’une servitude de passage, la jurisprudence confirme à jet continu que l’existence ou la création d’un second accès au fonds dominant n’entraîne pas ipso facto la perte de toute utilité de la servitude dont il jouit.

Appréciation souveraine de la perte d’utilité vs violation de la notion légale d’utilité

Cela étant précisé, il appartient aux cours et tribunaux d’apprécier souverainement in concreto si une servitude conserve une utilité pour le fonds dominant. Le plus souvent, vu l’interprétation extensive du concept d’utilité, une réponse affirmative est donnée à cette question, même si certains recours en suppression aboutissent à l’occasion.

Tel fut le cas de celui introduit par les défendeurs en cassation dans le litige ayant donné lieu à l’arrêt commenté. Leur joie fut néanmoins de courte durée. La Cour de cassation a en effet sanctionné le juge d’appel qui avait confondu utilité et finalité de la servitude, la suppression de ce droit réel ne pouvant légalement être ordonnée sur pied de l’article 710bis de l’ancien Code civil qu’en cas de disparition totale de la première. Or, en axant son raisonnement sur la seconde, le juge d’appel s’était abstenu de constater que la servitude litigieuse avait concrètement perdu toute utilité pour le fonds dominant (ce qui n’était, semble-t-il, pas le cas) de sorte qu’il ne justifiait pas légalement sa décision d’en ordonner la suppression sur pied de l’article 710bis de l’ancien Code civil.

Conclusion - Un pas de plus vers le mythe

En théorie, la perte d’utilité totale d’une servitude peut en justifier la suppression judiciaire sur pied de l’article 710bis de l’ancien Code civil. En pratique cependant, l’interprétation extensive de la notion d’utilité constitue un obstacle de taille à pareille issue, de sorte que la suppression judiciaire des servitudes est loin d’être une réalité. L’arrêt du 15 mai 2025 augmente d’ailleurs le risque qu’une telle suppression devienne un mythe. En effet, ne peut être supprimée la servitude qui conserve une quelconque utilité pour le fonds dominant, quelle qu’en soit la nature, économique ou de simple agrément, quelle qu’en soit la temporalité, actuelle ou future, et ce, même si, assène la Cour de cassation, elle ne présente aucun rapport avec la finalité pour laquelle la servitude fut constituée. Garde dès lors à celui qui, dans ce contexte, conseillerait avec un peu trop d’optimisme d’emprunter la voie judiciaire pour obtenir la suppression d’une servitude qui, pour rappel, est par nature perpétuelle.

1 Sauf convention contraire, cette disposition demeure applicable à toutes les servitudes du fait de l’homme constituées avant le 1er septembre 2021.
2 Définition donnée par le Dictionnaire de l’Académie française.
3 Définition donnée par le Larousse.
4 Définition donnée par le Dictionnaire de l’Académie française.

Article rédigé par Sophie Boufflette - Avocate au barreau de Liège-Huy, Spécialiste en droit des biens et Collaboratrice scientifique de l’ULiège, et issu de l’Avis du juge du Federiamag n°43 (Décembre 2025)

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